Entre deux ensembles de verdure se dresse le château de Madame Graslin. "Au pied de la montagne, les voyageurs aperçurent tous les habitants réunis qui firent partir des boîtes, déchargèrent quelques fusils ; puis les deux plus jolies filles, vêtues de blanc, offrirent à madame Graslin des bouquets et des fruits. -- Etre reçue ainsi dans ce village ! s'écria-t-elle en serrant la main de monsieur Bonnet comme si elle allait tomber dans un précipice. La foule accompagna la voiture jusqu'à la grille d'honneur. De là, madame Graslin put voir son château dont jusqu'alors elle n'avait aperçu que les masses. À cet aspect, elle fut comme épouvantée de la magnificence de sa demeure. La pierre est rare dans le pays, le granit qui se trouve dans les montagnes est extrêmement difficile à tailler ; l'architecte, chargé par Graslin de rétablir le château, avait donc fait de la brique l'élément principal de cette vaste construction, ce qui la rendit d'autant moins coûteuse que la forêt de Montégnac avait pu fournir et la terre et le bois nécessaires à la fabrication. La charpente et la pierre de toutes les bâtisses étaient également sorties de cette forêt. [...] Au premier coup d'oeil et de loin, le château présente une énorme masse rouge rayée de filets noirs produits par les joints, et bordée de lignes grises ; car les fenêtres, les portes, les entablements, les angles et les cordons de pierre à chaque étage sont de granit taillé en pointes de diamant. La cour, qui dessine un ovale incliné comme celle du château de Versailles, est entourée de murs en briques divisés par tableaux encadrés de bossages en granit. Au bas de ces murs règnent des massifs remarquables par le choix des arbustes, tous de verts différents. Deux grilles magnifiques, en face l'une de l'autre, mènent d'un côté à une terrasse qui a vue sur Montégnac, de l'autre aux communs et à une ferme. La grande grille d'honneur à laquelle aboutit la route qui venait d'être achevée, est flanquée de deux jolis pavillons dans le goût du seizième siècle. La façade sur la cour, composée de trois pavillons, l'un au milieu et séparé des deux autres par deux corps de logis, est exposée au levant. La façade sur les jardins, absolument pareille, est à l'exposition du couchant. Les pavillons n'ont qu'une fenêtre sur la façade, et chaque corps de logis en a trois. Le pavillon du milieu, disposé en campanile, et dont les angles sont vermiculés, se fait remarquer par l'élégance de quelques sculptures sobrement distribuées. L'art est timide en province, et quoique, dès 1829, l'ornementation eût fait des progrès à la voix des écrivains, les propriétaires avaient alors peur de dépenses que le manque de concurrence et d'ouvriers habiles rendaient assez formidables. Le pavillon de chaque extrémité, qui a trois fenêtres de profondeur, est couronné par des toits très-élevés, ornés de balustrades en granit, et dans chaque pan pyramidal du toit, coupé à vive arête par une plate-forme élégante bordée de plomb et d'une galerie en fonte, s'élève une fenêtre élégamment sculptée. À chaque étage, les consoles de la porte et des fenêtres se recommandent d'ailleurs par des sculptures copiées d'après celles des maisons de Gênes. Le pavillon dont les trois fenêtres sont au midi voit sur Montégnac, l'autre, celui du nord, regarde la forêt. De la façade du jardin, l'oeil embrasse la partie de Montégnac où se trouvent les Tascherons, et plonge sur la route qui conduit au chef-lieu de l'Arrondissement. La façade sur la cour jouit du coup d'oeil que présentent les immenses plaines cerclées par les montagnes de la Corrèze du côté de Montégnac, mais qui finissent par la ligne perdue des horizons planes. Les corps de logis n'ont au-dessus du rez-de-chaussée qu'un étage terminé par des toits percés de mansardes dans le vieux style ; mais les deux pavillons de chaque bout sont élevés de deux étages. Celui du milieu est coiffé d'un dôme écrasé semblable à celui des pavillons dits de l'Horloge aux Tuileries ou au Louvre, et dans lequel se trouve une seule pièce formant belvédère et ornée d'une horloge. Par économie, toutes les toitures avaient été faites en tuiles à gouttière, poids énorme que portent facilement les charpentes prises dans la forêt. Avant de mourir, Graslin avait projeté la route qui venait d'être achevée par reconnaissance ; car cette entreprise, que Graslin appelait sa folie, avait jeté cinq cent mille francs dans la Commune. Aussi Montégnac s'était-il considérablement agrandi. Derrière les communs, sur le penchant de la colline qui, vers le nord, s'adoucit en finissant dans la plaine, Graslin avait commencé les bâtiments d'une ferme immense qui accusaient l'intention de tirer parti des terres incultes de la plaine. Six garçons jardiniers, logés dans les communs, et aux ordres d'un concierge jardinier en chef, continuaient en ce moment les plantations, et achevaient les travaux que monsieur Bonnet avait jugés indispensables. Le rez-de-chaussée de ce château, destiné tout entier à la réception, avait été meublé avec somptuosité. Le premier étage se trouvait assez nu, la mort de monsieur Graslin ayant fait suspendre les envois du mobilier." (extrait du "Curé de village", 1841)